LA TEKNE

Un des news group francophone emblématique, à la fois pour la qualité et la courtoisie de ses échanges à la fin des années 90 était Frasf, fr.rec.arts.sf  

Frasf, fr.rec.arts.sf  

C’est lors d’échanges dans ce forum, que je vais inventer le néologisme de Noonaute en Novembre 1998.

https://groups.google.com/d/msg/fr.rec.arts.sf/gQjwScOAQSk/oxqFBnS3Q0kJ

Parmis les contributeurs de ce forum, il y avait Nathalie Labrousse, prof de philo à Nantes qui faisait de la vulgarisation philosophique à la demande.

C’est ainsi qu’elle nous expliqua ce qu’étaient les 5 méthodes cognitives utilisées par les Grecs, et dont la “science” n’était qu’à ses balbutiements, pour comprendre ce qu’était le réel

d'après Aristote (Ethique à Nicomaque, livre 6, Métaphysique) :

(1) la techne

(2) l'episteme

(3) la phronesis

(4) la sophia

(5) le Noùs

.../...

   (1) la techne : elle est en jeu dès qu'il s'agit de conduire qqch du

non-être à l'être, quand il s'agit d'objets où on rencontre de la

matière, de la résistance, de l'indéterminé. C'est la faculté de

l'artisan, qui lui permet de parvenir à une certaine connaissance

empirique et de s'en servir pour produire des objets corruptibles, en

accompagnant l'ensemble du processus. C'est donc aussi l'attention aux

choses, le souci, la présence de l'esprit à ce qu'il fait. La politique,

la médecine, sont de l'ordre de la techne.

       (2) l'episteme : on la traduit généralement par le mot "science"

(l'épistémologie, c'est la philosophie des sciences), mais en fait, le

terme de "science" pourrait être appliqué aux cinq facultés. Il s'agit

en fait de l'étude des êtres stables, des objets incorruptibles. La

différence avec la techne est que l'esprit n'y produit pas son objet,

mais le reçoit du monde extérieur. C'est la pensée théorétique,

l'aptitude de l'esprit à se laisser imprégner par un objet extérieur.

       (3) la phronesis : on traduit généralement par "prudence", mais c'est

quelque chose d'extrêmement complexe. On pourrait dire que c'est

l'aptitude à garder la ligne droite même dans les détours nécessaires,

c'est-à-dire à ne pas sortir de la rectitude logique, que ce soit dans

une décision, dans un jugement, ou dans un acte. C'est donc la faculté

du but, qui permet de rester en vue de l'objectif, de ne pas se laisser

déjouer par les sollicitations du désir, de l'opinion, de l'illusion,

etc. C'est donc à la fois la volonté (l'aptitude à se maitriser et à

rester stable dans la décision) et la méthode (meta-hode : le chemin qui

permet d'aller plus haut - la métaphore du chemin est omniprésente dans

l'antiquité).

       (4) la sophia : on traduit généralement par sagesse. C'est

l'articulation du savoir et du faire, de l'episteme et de la techne, la

manière de ne pas rencontrer de conflits entre ce que nous apprend la

théorie et ce que la pratique exige de nous. Le "sophos", c'est celui

qui vit comme il pense, qui voit les conséquences les plus lointaines du

plus petit acte et agit en conséquence.

       (5) le Noùs (on y arrive) : c'est à la fois la faculté supérieure de

l'âme et l'aptitude spirituelle la plus élevée, celle qui explique

comment on peut parvenir aux autres. Anaxagore disait que "c'est le Noùs

qui conduit tout". C'est ce qui nous permet de prendre le bon

commencement, de dégager les principes, d'intuitionner une forme

universelle derrière la diversité des choses singulières (Aristote) ou

de saisir intuitivement l'Idée d'une chose (Platon). Bref, c'est

l'aptitude à saisir ce qui, dans un objet, ne se donne pas directement à

nous, dans la sensation ou l'expérience commune. Alors que la doxa

(l'opinion) juge les choses selon leur apparence sensible, le Noùs les

juge selon ce qui n'apparaît pas : la forme, l'essence, l'universalité,

le principe, la finalité.

       Comme on peut le voir, le Noùs n'est pas l'esprit au sens moderne du

terme, mais plutôt ce qui constitue la faculté la plus haute de l'esprit

dans une conception contemplative de la science. En fait, il est

quasiment impossible de transcrire en langage commun la conception

grecque de l'esprit humain. Comme on le disait dans un autre thread, la

conception du monde a changé, la sensibilité aussi.

Nathalie Labrousse sur Frasf, le 29/10/199

https://groups.google.com/d/msg/fr.rec.arts.sf/m4SWxJSaUUE/kgi5S1rgQVAJ